mercredi 3 septembre 2008

Mon Itinéraire professionnel, ma Mission à Jean Rabel

Ma mission à Jean Rabel la première de la série

Ma résidence terminée, j’accepte de bon gré un emploi dans le Nord Ouest du pays à Jean Rabel où durant cinq longues années, j’ai rayonné sur quatre communes du far west (Jean Rabel, Bombardopolis, Baie de Henne, Mole Saint Nicolas). Ce furent des années très fructueuses sur le plan professionnel. Là j’ai commencé mes premières expériences de santé publique dans un programme de développement communautaire et de santé intégrée. C’était la première fois que Jean Rabel recevait un médecin femme. Au début on m’appelait miss. Par la suite, ils ont fini par comprendre qu’une femme pouvait être aussi médecin.

À Jean Rabel, ce ne fut pas facile, une bonne partie du travail se faisait à cheval, car il n’y avait pas de route pour voiture. Sur les quatre communes, seule Jean Rabel disposait d’un dispensaire hôpital. Nous étions deux médecins et il fallait assurer la clinique mobile sur les trois autres communes. À Bombardopolis la clinique se faisait dans une maison en location qui nous servait à la fois d’hôtellerie pour passer les nuits. De jour l’espace était transformé en salle de consultation et salle de soins et la nuit en chambre à coucher. Chaque semaine l’un des deux médecins laisse Jean Rabel pour travailler le mardi à Cabaret, le mercredi au Mole Saint Nicolas, le Jeudi à Bombardopolis, le vendredi à Mare Rouge. Ce furent des cliniques de 80 à 100 patients par journée de travail.

À l’occasion d’une épidémie de typhoïde, j’ai parcouru à cheval toutes les sections de Jean Rabel faisant l’éducation de la population et la vaccination, à l’époque c’était la norme on vaccinait contre la typhoïde lors d’une épidémie. Mentionnons que les soins étaient gratuits et les médecins n’avaient pas droit à une pratique privée lucrative selon le contrat qui nous liait à la HACHO. A ce poste, j’ai été particulièrement touchée par deux faits:

Le premier, l’absence de structure étatique dans cette région du pays, rien que pour parler santé, partout, on rencontrait une grande église des prêtres, des pasteurs et parfois des religieuses; pas un médecin, pas une infirmière, pas un hôpital, pas un laboratoire. Au Mole Saint Nicolas le prêtre catholique un étranger, s’improvisait dentiste, médecin et faisait même des interventions chirurgicales, naturellement beaucoup de patients mouraient.

Le deuxième, le contraste qui existait entre les habitants d’une petite communauté, certains vous parlent de leur tournée en Europe, de la tour Eifel et d’autres n’ont jamais visité Port de Paix, le chef lieu du département il ne peuvent même pas manger à leur faim. Je me rappelle encore les menaces de famine cyclique.

Rentrée à titre de médecin attaché au projet, dix huit mois après, je deviens coordonnateur de la plus grande unité, qui est celle de Jean Rabel avec ses quatre communes. Aux âmes bien nées la valeur n’attend point le nombre des années. Durant plus de trois années, j’ai conduit les activités du projet avec beaucoup de sérieux, en faisant montre d’une grande aptitude pour l’administration et la gestion. À ce poste, j’étais responsable de la supervision du personnel médical, de la coordination des agronomes, des ingénieurs, des spécialistes en développement communautaire, ainsi que des activités de construction et d’entretien de routes, de construction d’école, de construction de dispensaire, d’organisation des communautés, de la production agricole et de l’élevage, même le loisir n’était pas négligé.

Première femme parvenue à ce poste, c’était pour moi un défi à relever. D’ailleurs mon directeur le Dr Carlos BOULOS en me remettant ma lettre de promotion, après trois semaines d'hésitation m’a parlée en ces termes : « j’ai du braver les protestations de plusieurs confrères pour vous confier ce poste si convoité, vous devez mettre tout votre sérieux pour réussir ». Le Dr BOULOS ordonna au comptable de me payer pour le mois, le salaire de coordonnateur.

Ce fut vraiment une période fructueuse dans ma carrière professionnelle, où en compagnie de deux infirmières hygiénistes expérimentées, j’ai appris mes premières notions d’épidémiologie, d’assainissement, de statistiques. Les supervisions régulières de l’administration centrale, m’ont été également très bénéfiques sur le plan de la gestion. De même, le caractère multidisciplinaire du projet a fait de moi un technicien vraiment polyvalent.

Au départ du Dr BOULOS, qui fut remplacé par le Dr William FOUGERE, ce dernier me répétait souvent : « Dr BIJOU vous travaillez trop bien, vous devez continuer vos études pour une maîtrise en santé publique, afin de valoriser vos expériences ». Enfin à titre de récompense le Dr FOUGERE me recommanda au Département de la Santé pour une bourse d'étude. La demande fut agréée et une bourse de maîtrise en santé publique au Mexique me fut octroyée. Je dois quitter Jean Rabel Ce ne fut pas chose aisée. Une semaine avant mon départ, ma résidence était transformée en une maison mortuaire. C’était un va et vient continuel des gens qui se demandaient qu’est ce qui va se passer après mon départ? Ils se posaient toutes sortes de questions, car, ils se souviennent que, chaque fois qu’un médecin arrivait à Jean Rabel, c’était pour une courte visite de prospection; après huit jours il s’en allait sans nouvelle.

. Enfin le samedi 1er février 1975, j’ai plié bagages dans les larmes. Dans une brillante et sympathique allocution le personnel infirmier originaire de Jean Rabel a résumé l’essentiel de ce qu’a été ma mission dans ce coin de terre vraiment défavorisé où même la nature est peu clémente.



Allocution prononcée par une auxiliaire à l’occasion de mon départ définitif
De Jean Rabel le 1er février 1975

Mes chers amis,

Chère docteur Bijou,

Une collaboratrice, une conseillère, une amie termine sa journée à Jean Rabel. Quelle belle page n’as-tu pas écrite pour notre communauté et pour nous-mêmes?

Pendant cinq longues années, tu nous as fait le don de ta jeunesse, de tes connaissances, de ta générosité. Qu’une jeune demoiselle ait accepté de se dévouer de tout cœur à notre avancement dans un milieu si éloigné, où la nature elle-même est sans clémence; voilà le fait percutant. Tu aurais pu faire comme les autres, c'est-à-dire refuser de venir; tu aurais pu venir pour une courte visite de prospection, puis repartir définitivement. Mais tu savais que tu avais le meilleur de toi-même à donner et tu réalisais qu’il fallait la donner là où le besoin était le plus grand.

On se souviendra que la féminité n’a jamais été pour toi un handicap et que ta devise était que pour un homme, un autre méritait de se sacrifier. Aussi tu enfourchais fièrement ton cheval et prenais le sentier des mornes chaque fois que l’urgence médicale, agricole ou autre était à porter vers telle zone. Les régions de Bombarde, de l’Anse à Chatte furent ton dernier calvaire; un manque de sang froid, un glissement de terrain, une mauvaise bête et le précipice béant t’aurait prise. Tu mis plus d’ordre, plus de régularité dans la marche des choses de l’unité. Nous nous rappellerons ta présence constante dans le milieu, sur le terrain pour aider, animer, rectifier, parfois même à des dates réputées fastes par la coutume haïtienne. Il y a quatre (4) ans, tu passais les jours saints avec nous à Jean Rabel et tu faillis signer de ta vie ton assiduité. Pourtant la leçon n’a pas eu prise sur ton dévouement exemplaire et les fêtes du nouvel an 1974 te retrouvaient à la Réserve pour la campagne de vaccination.

Tu as voulu participer à l’évolution sociale du bourg, tu as voulu prêter ton assistance à l’œuvre du Centre Martin de Pores, tu faisais jouer des pièces de théâtres dont certaines ont été écrites par ton père. C’était des moments agréables où chacun avait une occasion pour réfléchir, s’évader de la grisaille et de la monotonie des jours. La population doit t’en être reconnaissante.

Que dirons-nous, nous autres, auxiliaires, de notre collaboratrice Dr BIJOU? Notre esprit est pris de vertige, le cœur tourne plus vite, la gorge est serrée, l’émotion est intense. Malgré ce désarroi intérieur, essayons de voir clair.

Certaines d’entre nous ont du attendre ton arrivée à la tête de l’Unité pour devenir des auxiliaires rémunérées; pourtant cela aurait pu être fait bien avant. Une autre pense qu’elle doit sa promotion à ta volonté manifeste de l’aider et de sauver son amour propre. D’autres auxiliaires hospitalières reconnaissent qu’elles te doivent le salaire mensuel qu’elles reçoivent de la HACHO. Tu as même établi un roulement de clinique mobile permettant aux auxiliaires stagiaires d’avoir un pourboire périodique. Toutes savent et disent que tu as plaidé et écrit pour leur réajustement de salaire.

Tu as voulu certes qu’elles fassent chaque jour mieux leur travail, en comprenant le pourquoi des gestes de routine, qu’elles puissent interpréter certains symptômes et donner certains soins urgents. Et alors furent dispensés des cours de recyclage en nursing, puériculture et médecine générale. Quelques réprimandes, les rappels à l’ordre; c’est encore en vue de nous élever à un niveau acceptable.

Tout cela disons nous, était dans l’ordre des choses puisqu’un chef imbu doit exiger de la compétence, du savoir faire de ses employés, tout en essayant de les comprendre et de satisfaire à leur attente.

Si tu as moulé l’employé médical à ta façon de concevoir les choses, tu as pensé aussi à la ménagère à l’élément social que nous sommes. En instituant un cours de savoir vivre, tu nous as apporté du nouveau dans notre vie intime, dans notre comportement, dans nos relations avec la société. Tu as donc été le parent éduqué qui nous a manqué. Ce point pouvait être négligé si tu ne nous aimais vraiment d’une âme sœur.

Voilà des faits éloquents, voilà ce qui surnage. C’est l’essentiel de ton passage parmi nous c’est ce qui restera gravé sur nos carnets de notes. En ce moment, Doc, où le cœur en écharpe, les yeux mouillés, nous saluons ton départ, reçois ces humbles baisers d’auxiliaires de toute la communauté reconnaissante

Au revoir, bon voyage, du succès sur la terre aztèque.

Reçois ces hommages, tu les mérites, c’est un devoir crois en notre sincérité de cœur.

Merci.

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